Il faut sauver le soldat "apprenti monté"
Dans huit jours, à Vincennes, la Journée des Champions proposera un Festival du trot monté (ou Étrier pour reprendre les codes voulus par la SETF) avec trois courses de Groupes 1, toutes classiques, les trois Finales des Étrier 3 ans, 4 ans et 5 ans : Prix d'Essai, Prix du Président de la République et Prix de Normandie. L'occasion pour nous de vous proposer un dossier analytique sur la spécialité en trois volets. Dernier épisode et pas des moindres : le trot monté joue-t-il encore son rôle de vivier de jockeys et de futurs professionnels ?
Quand on sait combien nombre de nos meilleurs pilotes à travers les décennies ont été formés au trot monté avant de s’affirmer comme des drivers tout aussi performants - le dernier exemple en date venant immédiatement à l’esprit est Alexandre Abrivard - on imagine mal aujourd’hui que ce vivier puisse ne plus remplir son rôle de pourvoyeurs de futurs professionnels. Or, le déficit de jockeys montés est bien réel et il est même particulièrement criant dans certaines régions. Qui, dans son entourage proche, ne connaît pas un apprenti "monté" dont le passage dans les rangs des professionnels a sonné le glas de sa carrière ? Alors qu’ils devraient se réjouir d’aborder un nouveau chapitre de leur carrière et se féliciter d’avoir atteint ce cap, ils sont beaucoup plus nombreux les jeunes jockeys, garçons et filles, qui redoutent ce passage, connaissant trop souvent à l’avance leur sort une fois le statut d’apprenti derrière eux. Comment faire dès lors pour faciliter cette transition et ne pas laisser sur le bas côté de la route un certain nombre d'appelé(e)s dont la filière a besoin ?
C’est une réflexion multifactorielle sur laquelle se penchent les membres de la Commission du Code, présidée par Bruno Muel. "C'est une équation à plusieurs inconnues qui n'est pas facile à résoudre, pose en préambule ce dernier. La marche entre le statut d'apprenti et celui de professionnel est bien souvent énorme pour ces jeunes. On s'aperçoit aussi que l'on n'a pas ce problème à l'attelé. Les apprentis attelés mettent plus longtemps à passer professionnels mais ils perdurent dans la profession. Il faut donc se poser la question avec les apprentis montés. Aujourd'hui, on va trop vite avec ces derniers qui, s'ils n'ont pas un sur-talent, tombent de haut une fois passés professionnels." C'est d'autant plus vrai pour ceux qui montent à des petits poids et qui, une fois pros, sont contraints d'avoir recours à beaucoup de poids mort.
Le poids : ami et ennemi numéro un ?
Une partie de la réflexion engagée à ce sujet est venue d'une demande des jockeys professionnels qui considèrent que, dans les courses Premium avec avantage au poids pour les apprentis, l'écart est trop important en faveur de ces derniers, puisqu'il peut dépasser les dix kilos. Pour rappel, après être déjà passé de 70 à 67 kilos il y a plusieurs années, le poids minimum a été abaissé à 65 kilos il y a quatre ans.
Ces kilos d'avantage sont recherchés par les entraîneurs qui font appel à ces apprentis, dont certains parviennent à gagner leurs 50 courses dans un temps relativement court. Le poids est alors leur "ami" mais, pour beaucoup, il peut devenir leur "ennemi" quand ils perdront leur décharge.
"N'est-on pas fautif de former un jeune qui gagne cinquante courses en deux ans ? Il n'a pas le temps de se frotter à la vraie vie d'un peloton, à la dureté de notre métier. Bien souvent, il tombe de haut après", expose Bruno Muel.
"L'idée est de chercher à trouver une solution pour limiter l'écart de poids car la plupart des entraîneurs profitent de cela et contribuent à faire passer très vite professionnels certains apprentis", ajoute Maxime Busset, membre également de la Commission du Code.
Petit rappel de... poids
→ Courses PMH : poids libre
→ Courses Premium (poids par âge) :
- 3 ans : 58 kg (femelles) - 60 kg (mâles)
- 4 ans : 61 kg (f) - 63 kg (m)
- 5 ans et plus : 63 kg (f) - 65 kg (m)
→ Poids des apprentis : 55 kg quand ils ont gagné moins de 25 courses / 57 kg quand ils ont plus de 25 courses
→ Avantage au poids pour les apprentis dans les courses Premium de 5 ans et plus = 55 ou 57 kilos en fonction de leur nombre de courses gagnées
Le poids a été le facteur déclencheur mais ce n'est pas le problème majeur. (Bruno Muel)
Alors que, selon le rapport d'activité de la SETF de l'année 2023, le nombre de courses au monté est de 1.385, dont deux tiers en réunion Premium et un tiers en PMH, des pistes de réflexion ressortent des travaux menés jusqu'ici par la commission. Cela va de la réduction de l'écart de poids entre pros et apprentis lads jockeys à une avance à poids égal de 25 mètres aux apprentis.
"Le poids a été le facteur déclencheur mais ce n'est pas le problème majeur, avance Bruno Muel.
C'est toute une addition de petites choses qui va permettre de trouver la solution à l'équation, grâce notamment à un travail en parallèle avec la Commission des Programmes."
LE CHIFFRE 10
C’est en moyenne le nombre de victoires depuis qu’ils ont changé de statut de chacun des 52 apprentis lads-jockeys passés professionnels depuis le 1er janvier 2022 à notre relevé. Bien sûr, cette moyenne cache des situations diamétralement opposées : entre celui ou celle qui a doublé son total de gagnants et celui ou celle qui n’a gagné qu’une fois, voire pas du tout.
Par ailleurs, ce panel tend à démontrer qu’il semble plus "simple" de continuer à remporter des courses et donc à se faire une place au sein des pelotons quand on est issu de la "filière" attelée, comme l’est par exemple Quentin Chauve-Laffay, tout en sachant qu’il peut aussi s’appuyer sur les chevaux de l’écurie familiale. Toutefois, Antonin André est un contre-exemple tout aussi valable pour la "filière" montée.
On note également que le fait de s’installer entraîneur au lendemain de ce nouveau statut concerne une dizaine d’entre eux, à l’image de Jules Leroulley, ce qui est loin d’être marginal. Aux yeux des concernés, cela peut constituer une façon de contourner l’écueil de cette étape qui se révèle pour beaucoup difficile à dépasser.
© B. Vandevelde/SETFLa pesée à Vincennes Une protection de la formation
L'un des sujets et des enjeux majeurs autour de ce problème du renouvellement du vivier de futurs professionnels est inévitablement la formation. C'est la raison pour laquelle, parmi les pistes de réflexion, s'en dessine une en rapport direct avec les formateurs.
"On doit les protéger, avance Bruno Muel,
pendant que les jeunes sont sous contrat en apprentissage, mais une fois aussi qu'ils sont passés pros afin d'avoir un avantage avec des garçons et des filles qu'ils ont formé. On pourrait imaginer que ces derniers aient une décharge quand ils montent pour leurs formateurs même une fois passés pros." Retenir le personnel formé dans les écuries et ne pas "perdre" une partie des apprentis dès qu'ils deviennent professionnels est un enjeu d'autant plus crucial pour une filière qui peine à répondre à ses importants besoins de main d’œuvre.
Les propositions de la Commission du Code qui devraient être présentées lors du Comité de la SETF du 15 septembre prochain intégreront nécessairement cet aspect.
"Il faut absolument protéger notre formation, insiste son Président.
La commission est là pour essayer de trouver la solution qui aille dans le sens de notre filière et apporter une proposition qui soit pérenne. On doit faire attention à l'avenir de ces jeunes pour les stabiliser dans les écuries." Sans occulter pour autant la réalité d'un métier par essence élitiste dans lequel tous ne deviendront pas de futurs numéros uns des pelotons, tout en veillant à éviter autant que possible qu'un grand nombre d'anciens apprentis ne soient que des étoiles filantes.
Cette réalité passe par une période de formation et d'apprentissage qui doit leur permettre de trouver toute leur place au sein d'une filière qui a besoin d'eux sur le long terme, à la fois dans les cours des écuries qui sont de plus en plus désertées en raison de contrats à mi-temps qui libèrent les apprentis l'après-midi et sur les hippodromes pour que cette spécialité continue à assurer son rôle essentiel dans l'élevage et la réussite du Trotteur Français (lire notre édition de jeudi sur le sujet
ICI) tout en incluant dans ces réflexions et l'établissement de nouvelles règles l'évolution génétique des chevaux.
Marine Beudard : un exemple parmi d’autres
Elle s’en passerait bien mais Marine Beudard incarne toute la difficulté de passer dans les rangs des professionnels. Le 9 février dernier, à Vincennes, en selle sur
Ikuro Jiel (Qualypso Jiel), la jeune femme de 25 ans remporte la 50ème victoire de sa carrière pour un peu plus de 550 courses disputées, très majoritairement à l’Étrier.
"Je souhaite continue à monter fréquemment en course et, pour cela, j’ai fait appel à un agent, réagit alors la fille de l’entraîneur Éric Beudard.
Les courses en régions vont reprendre progressivement et j’espère pouvoir être régulièrement en selle dans les prochaines semaines." Quatre mois plus tard, Marine Beudard a monté 32 fois seulement depuis et voit son compteur de victoires désespérément bloqué à 50. De quoi être pour le moins désabusée même si Marine Beudard n’est pas vraiment surprise :
"On s’y attend quand on passe pro. En plus, on n’a pas beaucoup de cartouches actuellement au sein de l’écurie de mon père. C’est donc encore plus compliqué. Les chevaux que je montais cet hiver, je ne les monte plus. Avant, j’allais aux courses pour les troisièmes ou quatrièmes chances même face aux pros. Maintenant, j’y vais pour la huitième et, si ça se met bien, je vais être cinquième".
Les entraîneurs voient les filles comme étant légères et devant prendre 10 kilos de poids mort pour monter alors que ce n’est pas la réalité. (Marine Beudard)
Voit-elle une raison en particulier à cette situation ?
"Dans la tête des entraîneurs, on repasse au plus bas quand on perd le statut d’apprenti et, en tant que filles, ils nous voient comme étant légères et devant prendre 10 kilos de poids mort pour monter alors que ce n’est pas la réalité, avance Marine Beudard.
Je pense même que beaucoup de filles montent aussi lourd que les garçons. Et puis, une fois qu'on a 50 victoires et 300 ou 400 courses disputées, on se retrouve au même niveau qu’un Éric Raffin qui en a gagné plusieurs milliers et disputé encore plus. Le rapport qualité/prix n’est pas jouable."
Du coup, la néo-pro s’est tournée encore plus vite vers l’entraînement.
"Je suis en train de passer mon stage d’entraîneur à Grosbois, nous apprend-elle d’ailleurs.
Je donne la priorité à l’écurie de mon père durant la semaine, mais j’essaye de continuer à courir le week-end car j’aime cela." © AprhMarine Beudard