Quel(s) pied(s) pour l'avenir ?
Samedi dernier, les quatre Groupes 2 disputés à Vincennes n’ont pas seulement livré un verdict sportif. Ils apportent des données particulières sur le sujet du déferrage. D’une part, les succès d’Idylle Speed (Prix Guy Le Gonidec) et de Gu d’Héripré (Prix Chambon P), ferrés, prouvent que pour certains, le confort leur permet de dominer à la régulière des rivaux sans fers ni plaques. D’autre part, la victoire d’Izoard Védaquais dans le Prix Jules Thibault, pieds nus pour la première fois, aux dépens d’Idao de Tillard, valide le fait que le déferrage apporte ce surplus de valeur. Performance pure contre bien-être animal et lisibilité des courses, le déferrage se pose plus jamais en sujet clivant. Il questionne aussi les pratiques dans une dualité temps court/temps long et porte avec lui une certaine idée de l’avenir de la filière. Etude et témoignage.
Le déferrage améliore les performances des chevaux dès lors que la douleur n’interfère pas. Il n'y a pas vraiment de doute sur le sujet. C’est d’ailleurs le fondement unique de sa mise en œuvre : aller plus vite grâce au déferrage. Les anciens se souviendront de l’envolée sensationnelle d’Oquido (Equileo) dans le Prix de Bar-le-Duc en 1987 à une époque où le déferrage n’était assorti d’aucune réglementation. Et pour cause, il n’était pas pratiqué ou alors de manière très confidentielle et discrète. Jacques Pauc, figure du trot, journaliste et ancien rédacteur en chef de Paris-Turf, avance d’abord : "Il y a incontestablement un effet déferrage sur les performances. Pourquoi les derniers gagnants du Prix d’Amérique sont déferrés ? Pierre Allaire m’en a expliqué les raisons, Joël Hallais et d’autres grands entraîneurs m’ont aussi confirmé : "C’est le contact au sol qui joue. Le pied renvoie le sang plus vite quand il est déferré. Les muscles sont donc mieux alimentés en oxygène et le cheval va plus loin dans l’effort." Il y a aussi des effets collatéraux. Quant on déferre, car on sait que la plupart des trotteurs se touchent à grande vitesse, on peut enlever les bottines, les protège-genoux. Les chevaux sont plus libérés, ont mieux leur passage. Ils ont plus d’amplitude devant, avec leurs antérieurs. Si un cheval gagne quelques centimètres par battue, cela peut faire plusieurs mètres à l’arrivée d’un 2.700 mètres."
De moins en moins de concurrents ferrés dans les Groupes 2 de 4 ans
Avec l’autorisation du déferrage à 4 ans, c’est souvent la première hiérarchie des 3 ans qui se trouve bousculée. Le succès d’Idylle Speed ferrée samedi, alors qu’Izoard Védaquais s’est au contraire produit pieds nus, dément néanmoins ce premier constat. Les deux ont déjà évolué au meilleur niveau l’an dernier, à l’âge de 3 ans, composant d’ailleurs le duo gagnant du Critérium des 3 Ans (Gr.1). Un constat s'impose : le recours au déferrage s’est étendu lors des dernières saisons dès l'âge de 4 ans dans les Groupes 2 (l’année 2020 marquée par le premier confinement n’a pas été retenue).
Année / nbre de partants F4 / vainqueurs F4 / nbre de partants
2018 : 68 / 3 / 230
2019 : 54 / 4 / 215
2021 : 39 / 3 / 198
FRANÇOIS-PIERRE BOSSUET : "POUR SE DONNER UN AVENIR, L’INTERDICTION DU DÉFERRAGE EST INÉVITABLE"
Victime d’un problème tendineux après sa victoire dans le Prix de Nevers (Gr.3), en février,
Havanaise (
Ricimer) a depuis rejoint le haras et mis un point final à sa carrière. Elle courait alors pour la quatrième fois consécutive déferrée des quatre pieds. Pour son entraîneur François-Pierre Bossuet, il y a une relation de cause à effet entre le déferrage, auquel il a recours le moins possible, et les dommages de sa jument. Le professionnel qui vient de remporter le Prix Guy Le Gonidec (Gr.2) avec une
Idylle Speed (
Carat Williams) ferrée plaide pour l’arrêt du déferrage dans une logique globale.
24H au Trot. – Vous faites un lien direct entre la fin de carrière d’Havanaise et le déferrage ? Alors pourquoi l’avoir déferrée ?
François-Pierre Bossuet.- Si je n’avais pas déferré
Havanaise, est-ce qu’elle aurait eu son problème ? Je ne pense pas. Par contre, elle n’aurait pas gagné ce qu’elle a gagné. Je l’ai déferrée parce que les autres déferrent. Je l’ai toujours fait contraint et forcé, pour être à armes égales en quelque sorte. C’est sûr que le déferrage fait aller plus vite. Le truc qui me dérange, c’est qu’on met les chevaux à 200 % avec tous les risques que cela comporte. On tire trop sur la corde. C’est un peu comme en Formule 1. Les voitures ne courent pas avec le bloc moteur qualifs sinon elles ne finiraient pas la course.
Je déferre quand je sens que je n’ai vraiment plus de marge. Avec
Havanaise, je savais que j’avais le gaz mais il me manquait souvent les deux ou trois longueurs à l’arrivée apportées par le déferrage. Dans le Critérium des Jeunes, elle luttait (avant d’être fautive) contre
Havana d’Aurcy et
Hooker Berry qui étaient déjà plaqués. Dans des courses avec tout le monde ferré,
Havanaise aurait encore eu une autre carrière à mon avis.
Quelle serait votre proposition comme "législateur" imaginaire du trot ?
Mon avis est simple : je laisserais tout le monde ferré avec l’interdiction du déferrage et des plaques. Je pense que, pour les parieurs, cela aurait du sens. Sous l’angle du respect et du bien-être animal d’abord, un sujet qui va prendre de plus en plus d’importance. Pour moi, on va être obligés de venir à l’interdiction du déferrage avec cet environnement de plus en plus pressant. Une telle décision permettrait aussi, je pense, aux chevaux de vieillir. Ce serait un argument supplémentaire pour permettre aux parieurs de se fidéliser avec nos chevaux.
Vous prônez donc l’interdiction du déferrage ?
Si on veut faire vieillir des chevaux, il ne faut pas les déferrer. Evidemment, certains chevaux ne feront pas les mêmes carrières mais ce seront d’autres qui prendront leurs places. Et ce seront toujours les mêmes professionnels qui gagneront les courses. Cela ne fait pas de doute. Avec le déferrage, on ne fait plus vieillir les chevaux. Le nombre de professionnels va diminuer tout comme le nombre de propriétaires. C’est une spirale destructrice. Pour se donner un avenir, l’interdiction du déferrage est inévitable.
L’explication de Pierre-Désiré Allaire sur l’effet du déferrage
Cité de mémoire par Jacques Pauc (lire en page 1), Pierre-Désiré Allaire avait apporté un éclairage scientifique au principe du déferrage en 1996 dans Trot Infos (n°104) : "Les bons pieds (sont) un aspect essentiel, car, comme le disent les anglo-saxons, "no foot, no horse" ! (N.D.L.R.: "pas de pied, pas de cheval"). Le pied, en effet, est comme un deuxième cœur, qui renvoie le sang, lorsqu'il frappe le sol. Or, ce bon reflux du sang est capital, car, s'il s'effectue mal, les "semelles" deviennent de plomb et les battues inefficaces ! Les Américains, dont les pistes sont plus dures que les nôtres, ont beaucoup sélectionné sur les pieds et ils s'en portent bien."
Avec le déferrage, on ne fait plus vieillir les chevaux.
François-Pierre Bossuet
Est-ce que le simple fait de permettre à des chevaux de courir plus longtemps est "vendable" auprès des parieurs ?
François-Pierre Bossuet.- Il n’y a pas que cet aspect de durée de carrière. Pour les parieurs, cela apporterait aussi plus de logique dans les résultats. Comment faites-vous pour choisir entre un bon cheval ferré et un autre, moins bon, qui est déferré ? Le déferrage ou le placage permet à des chevaux de passer des paliers très vite, de prendre des gains et ensuite de disparaître car ils n’ont plus le niveau. Avec tous les chevaux ferrés, il n’y aurait plus de variation de performances. On ne verrait plus autant de surperformances. Les courses seraient plus régulières et donc plus "lisibles" pour les parieurs. Voir un cheval ferré qui fait le tour puis le voir s’envoler en étant déferré, je ne trouve pas cela très logique en soi. Ajoutons encore qu'un bon cheval resterait évidemment un bon.
Interdire le déferrage entraînerait une baisse du niveau de performance. Ce serait comme un retour à des chronos d’il y a dix ou vingt ans ?
Sans doute. Mais à quoi cela sert d’aller plus vite ? En soi, est-ce important ? Cela donne quoi ? Le but n’est pas de battre en permanence les records. Pour moi, le but est d’avoir un beau spectacle avec des courses fournies en partants. Le but est de générer du jeu pour que la filière continue à vivre, que nos métiers restent attractifs. Ce serait mieux pour les chevaux, parieurs et entraîneurs. Tout serait plus simple pour tout le monde.
LES DONNÉES SCIENTIFIQUES
Dans le cadre d'une étude sur le déferrage conduite par le CIRALE en collaboration avec LeTROT, notamment diffusée dans le cadre d'un colloque sur le bien-être animal à Avenches le 11 septembre 2021, les données vont toutes dans le sens du risque important du déferrage en termes de bien-être et santé du cheval. Voici un extrait des conclusions :
■ L’usure en pince induite par un déferrage est égale en moyenne à la croissance de la corne pendant 2 semaines (antérieurs) à 3 semaines (postérieurs), mais peut atteindre la valeur de la croissance de la corne pendant 4 semaines sur les antérieurs et 5 semaines sur les postérieurs.
■ Afin de protéger la majorité des chevaux, y compris les plus exposés, il semblerait donc raisonnable de proposer une durée minimale de 1 mois entre deux déferrages (pour un bipède donné, antérieur ou postérieur). Ce délai laisserait suffisamment de temps au pied pour repousser et à l’inflammation induite (tissus mous et phalange distale) pour se résorber.
■ Grande variabilité entre les chevaux.
L'étude conclut également :
"Si la pratique du déferrage n’est pas "raisonnée et raisonnable", elle peut constituer une atteinte au bien-être animal."
La position de Jacques Pauc
"À titre personnel, je suis contre le déferrage car cela modifie considérablement les valeurs réalisées. Quand je réalisais des pronostics, je voyais des chevaux s’envoler de manière incompréhensible. Le déferrage fait partie des paramètres qui modifient l’égalité des chances des participants à une course. Un peu à l’image d’un sulky qui ferait gagner trente mètres sur un parcours. Or, les courses sont un sport et c’est mieux quand le meilleur gagne. Cela a aussi une incidence sur l’élevage. On constate que la plupart des meilleurs étalons ont montré leur valeur tôt, avec des fers. Regardez Ready Cash. Love You s’est beaucoup produit ferré. Prodigious n’a jamais été déferré des quatre pieds. Dans les Critériums, on regarde les premiers et rarement les battus. Oui mais quand les battus sont ferrés contre des déferrés, cela change les choses. De ce point de vue, le déferrage, avec ses survaleurs de certains, impacte l’élevage. Tous les grands professionnels m’ont dit : "chaque cheval a son poids (sous les pieds)". C’est important d’écouter les meilleurs."
Déferrage versus longévité : l'avis d'Ulf Nordin
Ulf Nordin a contribué à introduire en France des techniques américaines et scandinaves. C’est lui qui a popularisé ce qui allait devenir une réelle révolution dans le trot français : le déferrage. Il est le premier à déferrer ses pensionnaires pour courir, s’attirant au premier abord le scepticisme de ses confrères, puis leur adhésion enthousiaste au vu des résultats ainsi obtenus. Le professionnel parle pourtant très vite de régulation du déferrage (dans Trot Informations n°231) : "Le déferrage, c’était une sorte de cinquième vitesse qu’on utilisait en Suède avec les chevaux moyens. Mais on le faisait rarement avec les bons, de crainte de leur abîmer les pieds. Avec les chevaux français, le déferrage était un avantage à cette époque en raison de leurs allures à qui l’absence de ferrure permettait de mieux gérer l’action. Maintenant, comme ils sont plus américanisés, je trouve que la règle qui oblige à attendre l’âge de 4 ans pour ôter les fers est une très bonne chose qui peut leur accorder plus de longévité."