Suède - France : la cravache de l'incompréhension
C'est une polémique qui a gonflé par vagues et n'est sans doute pas prête de retomber. Plusieurs commentateurs suédois ont fait part de leur désaccord sur le comportement des deux premiers drivers du Prix d'Amérique ZEturf Legend Race, Nicolas Bazire et Yoann Lebourgeois, dans leur lutte pour la victoire. Pour eux, ils ont été au-delà de l'acceptable et n'ont pas été sanctionné dans le système français comme ils auraient dû l'être. Voilà indubitablement un sujet complexe qui convoque culture nationale, évolutions en cours dans le registre du bien-être animal, harmonisation des systèmes européens et sensibilités personnelles.
Tout est parti de réactions à chaud sur l'arrivée du Prix d'Amérique ZEturf Legend Race. Sur la chaîne télé TV4 qui retransmet l'événement, certains commentateurs ont critiqué la drive de Nicolas Bazire, vainqueur au sulky de Davidson du Pont (Pacha du Pont) aux termes d'un final haletant contre Galius (Love You), piloté par Yoann Lebourgeois. Pour ces observateurs, une ligne rouge aurait été franchie : trop de coups de cravaches, trop de sollicitations des drivers. Le journaliste Micke Nybrink déclare ainsi après l'arrivée sur TV4 : "Je pense que c'est triste à voir. (...) Je n'aime pas ça. Ce n'est pas du tout le modèle suédois, c'est le modèle français."
Le 2 février, Maria Croon, à la tête de Svensk Travsport, LeTROT suédois, déclare à Travronden : "Les réactions ont été claires et je les partage. C'est tellement loin de la façon dont nous voulons que le trot soit vécu comme sport et de la façon dont nous voulons voir traiter le cheval."
Une première réaction française par voie officielle
Les premiers à réagir aux sollicitations des drivers incriminés ont été les officiels français, le jour même à Vincennes. Les sanctions infligées à Nicolas Bazire et Yoann Lebourgeois sont immédiates en vertu de l'application du code des courses et comme le stipulait le communiqué du 30 janvier : "Les Commissaires après avoir entendu le jockey Yoann Lebourgeois en ses explications, lui ont infligé une amende de 80 € pour avoir fait un usage abusif de sa cravache dans les 200 derniers mètres de course. Les Commissaires après avoir entendu le jockey Nicolas Bazire en ses explications, lui ont infligé une amende de 300 € et lui ont interdit de monter dans toutes les courses du 10 au 13 février 2022 inclus pour avoir fait un usage abusif de sa cravache dans les 200 derniers mètres de course, compte tenu d’un comportement analogue précédemment sanctionné le 9 décembre 2021 sur l’hippodrome de Vincennes et le 26 décembre 2021 sur l’hippodrome de Vincennes."
Jean-Michel Bazire boycotte la Suède
L'autre réaction française, cette fois aux critiques suédoises, est née ce mardi. Dans Paris-Turf, Jean-Michel Bazire déclare avec vigueur : "Je ne présenterai plus un de mes chevaux sur le sol suédois. C'est fini. Ils iront courir en Finlande, Norvège ou au Danemark mais plus en Suède. Après la victoire de Davidson du Pont, nous avons essuyé de vives critiques de la part de certains Suédois. C'est complètement intolérable."
La question des sanctions
Les sanctions françaises ont été jugées trop légères par les critiques suédoises, pointant la différence de ce point de vue avec la réglementation suédoise. À noter que ces sanctions pourraient très prochainement se durcir dans le cadre national comme précisé ce mardi lors du Conseil d'Administration de LeTROT : "Dans le souci de veiller encore davantage au bien-être équin, les sanctions disciplinaires devraient être revues à la hausse en cas d’usage abusif de la cravache en course. Au-delà des 7 coups tolérés dans les 500 derniers mètres, la sanction pour usage abusif de la cravache serait doublée si le nombre de coups est égal ou supérieur à 10 sur cette partie du parcours."
Décor européen mais contextes nationaux différents
La société suédoise est devenue hyper sensible aux questions de bien-être animal et à la notion de souffrance associée. Les mouvements de protection des animaux sont puissants et ont bougé les curseurs ces dernières années, en Suède plus qu'ailleurs. La réglementation nationale s'est durcie de manière rapide au sujet de d'utilisation de la cravache et autres sujets liés aux sollicitations du cheval. Les écarts se sont creusés avec d'autres pays dont la France dans la façon d'aborder la question comme le souligne à Travronden l'entraîneur Tomas Malmqvist, installé dans l'Hexagone :
"Les différences de réglementation sont devenues beaucoup plus importantes ces dernières années depuis que la Suède a resserré sa réglementation." Au galop, la Suède a franchi un cap en 2022 en interdisant l'utilisation de la cravache (lire page suivante). Au trot, la Norvège court déjà sans cravache.
Interdiction de la cravache au galop en Suède en 2022
La cravache est devenue interdite au galop en Suède cette année. Cette décision est une première en Europe et sera observée de près par les autres pays selon Helena Gartner, directrice de Svensk Galopp (en charge de la discipline) qui explique à Travronden : "J'ai reçu des réactions de plusieurs personnalités de haut niveau à l'échelle internationale qui louent notre initiative de suppression de la cravache. On espère donc que la Suède sera un peu un pays pionnier."
Une pression sociétale et des actes
Les courses sont d'autant plus sujet à la pression exogène de la société civile en Suède que le trot est exposé médiatiquement. Plus qu'en France en tout cas. Björn Goop est une véritable vedette nationale et a plusieurs fois été cité dans la liste des sportifs suédois de l'année.
Les courses bénéficient d'une retransmission sur une chaîne nationale, TV4, la deuxième du pays et première privée. Sans bien sûr parler d'une chaîne de sports et de paris comme ATG.
La question de retransmission des courses étrangères par ATG se pose actuellement. La chaîne a essuyé des critiques le dernier dimanche de janvier d'avoir montré un spectacle en défaveur du bien-être animal. Petter Johansson, un manager de la chaîne, s'est ainsi expliqué sur Travronden :
"Le bien-être des chevaux est l'un des problèmes de pérennité les plus importants d'ATG et l'un des aspects que nous prenons en compte lorsque nous agissons en tant qu'entreprise responsable. (...) Nous pensons qu'il y a une plus grande possibilité d'influencer par le dialogue l'amélioration du bien-être des chevaux si ATG a une collaboration que si nous boycottons. (...) Il reste que nous nous fixons des limites. Nous avons par exemple choisi de ne pas prendre de paris ni de montrer les courses d'obstacles britanniques car les risques d'accidents des chevaux sont trop importants."
La Suède se voit dans le rôle de moteur et leader
Dans le domaine du bien-être, la Suède semble vouloir endosser la position de leader pour emmener tout le monde avec elle. C'est le message de Maria Croon dans sa réaction le 2 février dernier à Travronden :
"Un travail a été effectué pour influencer progressivement d'autres nations à suivre la même voie que nous. Nous sommes dorénavant "synchronisés" avec le Danemark et la Finlande sur la façon d'utiliser la cravache et nous avons des principes généraux au sein de l'UET. Ce que nous pouvons constater, c'est que ces principes sont appliqués de différentes manières." La notion "d'avance" suédoise (qui comme le progrès reste toujours relative et doit être mesurée à l'aune du futur) a aussi été exposée par l'ex-entraîneur et driver Daniel Olsson sur TV4, le jour du Prix d'Amérique :
"Malheureusement, les drivers français sont loin derrière [nous]. (...) Ils n'ont pas du tout avancé autant que nous." Question de point de vue.
Témoignage de Kevin Gondet, un Français en Suède
Installé en Suède depuis plusieurs années, Kevin Gondet a gagné 53 courses l’an dernier comme entraîneur. Il nous fait partager son analyse :
"On peut parler de mentalité différente entre la France et la Suède. Ici, la protection des animaux est un thème très important. La réglementation se durcit en permanence. Dorénavant, on n’a plus le droit d’utiliser la cravache mais seulement le faire sentir aux chevaux. Ce qu’on peut constater, c’est que ces règles sont prises par la société mère sans concertation avec les professionnels. Il faut dire qu’il n’y a de représentations collectives des entraîneurs et drivers en Suède. J’ai l’impression qu’on est partis pour l’interdiction de la cravache sous quelques années." Sur les critiques de certains Suédois, il ajoute :
"Ce qui a été dit sur l’arrivée du Prix d’Amérique a été dur et injuste." Il continue encore :
"Au sein des professionnels, on trouve différentes sensibilités. Il n’y a pas de position unanime en Suède. Certains vont trouver acceptables les coups de cravaches à l’arrivée d’un Prix d’Amérique avec tous les enjeux qu’on connaît. Il y a quand même de manière générale une attention supérieure sur la question du bien-être avec des comportements en France qui sont jugés inacceptables. Je pense à ceux qui font mal aux chevaux pour des lointaines places."
Pour lui, la solution passe par l’UET (Union Européenne du Trot) :
"Il serait temps que l’UET harmonise les règles européennes. Qu’on fixe un juste milieu entre les règles qu’on connaît en France, Suède et Norvège par exemple. C’est aux différents responsables des sociétés mères nationales de travailler sur cette forme de compromis européen."
Des réactions dissonantes en Suède et Norvège
La critique suédoise n'est pas partagée par tous au pays de Björn Goop, y compris chez les journalistes. Björn Goop justement, Claes Freidenvall, le rédacteur en chef de Sulkysport en parle dans un éditorial du 3 février :
"Je dis tout de suite que je ne suis pas fan des drives de Nicolas Bazire mais le dépeindre comme une personne qui a abusé de son cheval dans le Prix d'Amérique est très loin de la vérité. (...) Je n'ai vu personne rappeler la manière dont Björn Goop avait remporté le Prix d'Amérique avec Readly Express il y a quatre ans. Et personne n'avait alors crié que Goop était un pilote scandaleux (ce qu'il n'est bien sûr pas) après une drive qui aurait été sanctionnée par les règles suédoises." Le journaliste remet les événements en perspective en quelque sorte.
En Norvège, la polémique a aussi été attaquée par Truls Pedersen, rédacteur en chef de tgn.no dans une tribune anti-suédoise titrée :
"Ce Prix d'Amérique a laissé la porte ouverte aux hypocrites".
Alors comment analyser cette séquence ? S'agit-il d'une nouvelle querelle de chapelles entre la Suède et la France sur la place de leader dans l'Europe du Trot ? Doit-on y voir un retour de bâton suédois après les vertes critiques suite aux sanctions prises à l'encontre de professionnels latins ces dernières années ? Est-ce le résultat de la surexposition de convictions personnelles sur un sujet sociétal de plus en plus présent dans les débats ? Ou certains suédois fans des courses au trot (on peut ne pas être d'accord avec leurs analyses sans leur enlever ça) se verraient-ils le rôle de lanceurs d'alertes européens sur un sujet possiblement sous-estimé ailleurs que chez eux ? Est-ce un peut tout ça en même temps...